En France, les côtes ont une gardienne !

S’étendant sur près de 5.850 km, les côtes de la France métropolitaine offrent une immense variété de paysages et d’amers. Certains nous sont délicieusement familiers, d’autres nous offrent le frisson de la découverte. Le Conservatoire du littoral s’emploie à protéger ce patrimoine depuis 47 ans.

Lors des « 30 glorieuses », cette époque de croissance et d’amélioration du niveau de vie suivant la Seconde Guerre mondiale, le littoral français – particulièrement le sud – fut la cible des promoteurs qui y répandirent la brique et le béton. Les autorités préféraient en effet que les Français restent dans l’Hexagone plutôt que d’aller dépenser leur argent à la Costa Brava, où l’immobilier s’était déjà fort développé. Ce fut la période des programmes de construction « les pieds dans l’eau », dont La Grande Motte, dans le département de l’Hérault, reste le symbole le plus éclatant – ou la plus hideuse des cicatrices.

Mais cette évolution commence à en inquiéter certains et en 1973, à la demande de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar), un rapport sur le développement urbain du littoral est publié. C’est un cri d’alarme : « à bétonner ses côtes, la France était en train de tuer la poule aux œufs d’or », résume Anne Konitz, porte-parole du Conservatoire du littoral, lors d’un entretien avec Yachting Sud. Le rapport, rédigé par des esprits éclairés, recommande la création d’un organisme de protection de la bande côtière. L’appel est entendu puisqu’en 1975, Jacques Chirac, alors Premier ministre, signe la création du Conservatoire du littoral. La voie est enfin ouverte à une vision prospective de la gestion du territoire, soucieuse de l’environnement.

Préemption

Le Conservatoire débute son action dans un contexte délicat : les communes ne voient pas d’un bon œil les acquisitions de terrains très convoités, « mais cette petite organisation apprend l’art du consensus », explique Anne Konitz : sa force est de parvenir à réunir autour de la table des gens que les enjeux opposent. Le Conservatoire ne s’impose pas ; il développe une culture de la discussion, de décisions à l’amiable, en concertation avec les collectivités locales. Avec le temps, les mentalités changent et aujourd’hui, ce sont souvent elles qui proposent des zones de préemption, alors qu’en principe, ce sont les Conseils de rivages, réunissant des membres d’assemblées régionales et départementales qui soumettent des propositions au Conseil d’administration du Conservatoire. Dans ces zones d’intervention foncière, le Conservatoire devient prioritaire pour l’achat des parcelles. Il lui arrive d’avoir recours à l’expropriation lorsque ce n’est pas possible autrement. Il est vrai que quelques irréductibles voient encore l’action du Conservatoire comme une ingérence, mais l’institution affiche 70% de transactions conclues à l’amiable et, par endroits, le Conservatoire et les propriétaires pratiquent une gestion concertée de territoires qui dépassent leurs parcelles respectives.

Un tiers d’espaces naturels

L’objectif du Conservatoire a été défini dès 1975 : un tiers du linéaire côtier doit être conservé en espace naturel, un tiers est destiné à l’urbanisation, le dernier tiers est voué à l’agriculture et aux forêts. En 1986, le législateur lui donne un petit coup de pouce en adoptant la Loi littoral : il est désormais interdit de construire sur une bande de 100 mètres le long des côtes, ce qui a pour effet de maintenir le marché foncier accessible aux finances du Conservatoire.

A présent, quelques 15% du littoral français se trouvent sous l’aile protectrice du Conservatoire. Près de 5% ne seront, par nature, jamais construits. « Il reste donc approximativement 10% à protéger d’ici 2050 pour arriver à l’objectif du tiers des côtes en espace naturel », détaille la porte-parole. Cela se fait selon une stratégie soigneusement établie, qui permet chaque année à quelques 3.000 hectares de rejoindre l’escarcelle du Conservatoire. Ces kilomètres de côte comprennent actuellement une certaine « épaisseur » dans les terres car, autre effet de la Loi littoral, on a petit à petit découvert l’importance, notamment écologique, de cette interface terre-mer constituée de marais, de vasières, de polders,…

L’intérêt des parcelles est jaugé au moyen d’une grille d’analyse.  Les zones de préemption doivent répondre à de nombreuses caractéristiques : intérêt de la faune, de la flore, état des milieux, du bâti, fréquentation, présence d’un sentier du littoral,… C’est également cette grille, partagée avec les collectivités locales, qui définit la future gestion du site : restauration écologique, entretien, balisage pour éviter le piétinement,…

Collectivités

« Les fondateurs avaient bien compris que l’action du Conservatoire perturberait les collectivités. La loi impose donc au Conservatoire de sous-traiter la gestion pratique des zones aux collectivités, une manière de leur redonner le contrôle des territoires. C’est une des clés de la réussite », explique Anne Konitz.  Même si, avec 750 sites protégés, gérer 280 gestionnaires différents (communes, associations, départements, soit plus de 1.000 personnes) peut se révéler d’une certaine complexité. Afin de s’assurer des résultats, le Conservatoire pratique un audit des actions locales.

Le Conservatoire est une organisation plutôt légère : 180 personnes réparties entre le siège de Rochefort (Charente-Maritime) et 10 délégations se partageant le littoral de France métropolitaine, de Corse, d’Outre-Mer… et de la France profonde, car les rivages lacustres sont également éligibles à une adoption par le Conservatoire.

Cet établissement public, dépendant du ministère de la Transition écologique, dispose d’un budget annuel de près de 50 millions d’euros. 38 millions viennent de la taxe de francisation des navires. L’appoint est fait par l’Union Européenne, par les collectivités et par les dons. La part de budget réservée aux acquisitions a augmenté : elle en constituait l’essentiel, mais ce sont aujourd’hui 20 millions d’euros qui leur sont consacrés. « Les parcelles deviennent plus rares, plus petites et nous tentons de reconstituer des entités. On a aussi un patrimoine bâti important, qui nécessite des moyens étendus. Il y a donc une pression pour remplir nos objectifs en termes de protection, mais également pour maintenir le bâti et entretenir les sites » nous dit Mme Konitz.

Inaliénable

La protection des côtes par le Conservatoire pourrait-elle être remise en question ? Il arrive que certaines municipalités ou des promoteurs tentent de reconquérir des parcelles, mais « c’est pratiquement impossible : la Loi Littoral est forte et il y a une grande vigilance des associations environnementales et locales. En réalité, sur les 210.000 hectares, nous n’avons jamais revendu un mètre carré », se réjouit Mme Konitz.

Si le Conservatoire n’a jamais revendu de terres, il lui arrive d’en perdre ou d’en rendre… à la mer. « L’érosion est un sujet complexe, elle est importante par endroits, et nous sommes en première ligne. Sans moyens pour gérer des digues, nous prônons plutôt une gestion souple du trait de côte : on laisse entrer la mer, on dépoldérise quand on peut, mais cela nécessite beaucoup de pédagogie ».

Et aux frontières ?

En Belgique, le morcellement administratif – flamand dans ce cas, car les compétences sont partagées entre la Région, la province de Flandre occidentale et les communes – ne facilite pas le recensement des zones naturelles côtières selon des critères identiques. On en dénombre une douzaine « léchées par les vagues » et une quarantaine à l’arrière des dunes – les barres d’immeubles. Des contacts informels existent entre des agents du Conservatoire du littoral et leurs homologues belges de la Réserve naturelle du Westhoek : on se croise lors de conférences, on échange au sujet de la présence de telle ou telle espèce, on compare les chiffres portant sur les nappes phréatiques, on planche sur un circuit transfrontalier…

Au niveau européen, la Costal & Marine Union (EUCC) permet la mise en commun d’expertise de la gestion du littoral : l’organisation conseille les autorités nationales. Mais il n’est question nulle part de gestion concertée, encore moins intégrée, ce qui peut étonner, sachant que ni la nature, ni les dommages qu’on lui cause – ni les conséquences des désastres  – ne connaissent de frontières. La conservation d’espaces naturels correspond pourtant à une forte demande sociétale : la preuve dans l’Hexagone, où les Français apprécient d’avoir un littoral protégé, fréquenté chaque année par 40 millions de personnes qui goûtent le plaisir de se promener librement dans la nature, le long de la mer. « Bien sûr, il arrive que nous fermions des zones » précise Anne Konitz, « comme par exemple dans l’Archipel des Sept îles (Côtes-d’Armor), pour la nidification des Fous de Bassan (à Rouzic) et des puffins (à Tomé, une île voisine, où les volatiles nichent dans des terriers). Et parfois, la gestion écologique d’un site exige qu’il ne soit ouvert que sur un parcours pédagogique précis, sous la houlette d’un guide. »

En dépit des enjeux et de l’ampleur du défi, le bilan du Conservatoire est éloquent. Les calanques, les dunes du Pilat,…  sont des lieux emblématiques auxquels tiennent les Français. Ils sont conscients de la fragilité de ces territoires et sont reconnaissants au Conservatoire d’en prendre soin, tout en les maintenant, autant que possible, accessibles.

Garde du littoral

« C’est un métier passion », dit avec détermination la chef d’équipe Aline Bué, 45 ans, depuis la Dune du Perroquet, à Bray-Dunes. Le bac en poche, cette Dunkerquoise a étudié l’écologie et la gestion naturelle, une formation en deux ans. Ensuite, sur le terrain, elle a appris à jongler avec les casquettes : « Casquette espaces verts : débroussaillage, fauchage, pâturage et entretien du territoire selon les saisons, les habitats, le terrain (dunes grises, pannes humides,…) ; introduction d’animaux, relevés ornithologiques, d’insectes, de papillons, le tout selon des documents de travail, à respecter scrupuleusement », et – bien sûr  – être une ambassadrice de la biodiversité. Il y a également la casquette accueil public et police de l’environnement : « Nous faisons beaucoup de sensibilisation, nous discutons avec le public pour faire respecter les arrêtés municipaux, nous accueillons les personnes, les groupes et les dirigeons à travers la faune et la flore. Souvent, il faut canaliser l’énergie des gens. » Et puis, il y a les rondes de surveillance. « Psychologiquement, c’est parfois compliqué », dit Aline, parlant avec pudeur des migrants qui tentent la traversée vers l’Angleterre. Il y a le drame humain mais aussi, tous les matins, les tristes reliefs de traversées incertaines : les pneumatiques abandonnés à évacuer, le débardage des moteurs, le ramassage des débris éparpillés sur la plage… Mais quoi qu’il arrive, « nous sommes tous les jours dehors, dans nos uniformes gris, avec le logo du Conservatoire bien visible, que les gens reconnaissent. Et ça se passe bien », conclut gaiement Aline. Il faut dire qu’à choyer et à ouvrir ces précieux territoires au public, le Conservatoire du Littoral bénéficie d’une aura plutôt sympathique.

Droit au paysage

Marins, posons quelques instants pied à terre, ou sortons nos jumelles à l’approche des côtes. Que voyons-nous ? Un bien d’autant plus précieux qu’il appartient à tous, ce qui fait également sa fragilité : le littoral. Fragile car il faut, là comme ailleurs, veiller à un équilibre entre espaces naturels et nécessité économique, entre beauté et utilité. Fragile car si nous serons nombreux à être d’accord sur la nécessité de préserver le « beau », nous ne nous entendrons peut-être pas sur ce qui l’est – après tout, le propriétaire d’un appartement à front de mer peut trouver du charme à l’« Atlanticwall » d’immeubles qui barre nos côtes, et considérer qu’une étendue de dunes, une longère isolée, n’ont de beauté qu’aux yeux des nantis… Et ces usines, ces raffineries aux abords de nos ports, pourquoi en rougir ? N’ont-elles pas contribué à notre prospérité ?

La vérité, c’est que ces sanctuaires de la nature sont précieux parce qu’ils nous ramènent à l’essence de qui nous sommes : des conquérants et des passants furtifs sur cette terre. Nous avons tous été, quelque part, ne fût-ce que quelques instants, la première femme, le premier homme au monde à imprimer la trace de nos pas dans le sable, dans un paysage neuf et inchangé depuis l’aube des temps. Bien sûr, la conquête n’était en réalité qu’une balade et, derrière nous, la marée s’est bien moquée de notre passage. Mais de cette échappée, nous sommes rentrés heureux, plus forts, « le roi du monde (…) alors même que nous n’avions rien pris, rien acquis, simplement regardé (écouté, flairé, etc.) »*. Ce bonheur, cette possibilité de prendre (quelques heures…) le maquis, ce « droit au paysage », est aussi celui de nos enfants. Des vasières du Zwin aux glaces de la Terre-Adélie, à nous d’y veiller.

Gerald de Hemptinne